egalite homme femme en marathon

42 kilomètres à pied, ça n'use pas que les souliers

(extraits de l'article de Francesca Sacco - Suisse - juillet 2001)

 

 « A travail égal, salaire égal », dit la loi fédérale sur l'égalité, qui stipule que les hommes et les femmes sont égaux en droit. Ce n'est visiblement pas le cas dans la course à pied où, à nombre de kilomètres égal, les femmes gagnent souvent 30 à 50% de moins que les hommes.

Certains tenteront de rationaliser : « C'est normal, les hommes sont plus rapides » ou : « ils attirent davantage de spectateurs ». Mais en examinant les quelque 40 grilles de primes reproduites dans ce document (sur plus de 70 épreuves contactées dans le monde entier), on s'aperçoit que la façon dont les primes hommes/femmes sont fixées peine à trouver une explication logique.

Comment se fait-il qu'au marathon de Naples, les femmes handicapées ont droit à l'égalité des primes hommes/femmes, mais pas les coureuses valides ? Comment expliquer que dans les épreuves qui comprennent un marathon et un semi-marathon, les femmes ont généralement droit à un traitement plus équitable dans le semi (alors que les deux courses se déroulent le même jour et sur le même parcours) ? Comment expliquer enfin que le marathon de Rome accorde l'égalité des primes, alors qu'au marathon de Turin la gagnante reçoit 50% de moins que le gagnant ?

 

 Résumé de la politique des primes des épreuves passées sous revue dans la présente enquête

 On trouve les deux extrêmes suivantes :

1)      Les primes sont égales pour les deux sexes et le nombre d'athlètes récompensés est le même dans les deux catégories.

 Exemples en Suisse : Morat-Fribourg, Sierre-Zinal, semi-marathon de Payerne, Swiss alpine post marathon, semi-marathon de Schwytz, semi-marathon de l'enfer du Schilthorn, semi-marathon de Nidau, LGT Alpin marathon.

Exemples à l'étranger : marathon de Rome, semi-marathon de Marseille, 15 km d'Istanbul, marathon de Chicago, marathon de New-York, marathon de Vancouver, marathon des deux Océans (Afrique du Sud), marathon de Francfort, marathon de Valence.

 2)      Les primes sont plus basses pour les femmes et elles sont moins nombreuses que les hommes à être récompensées.

 Exemples en Suisse : marathon de Lausanne, Grand Prix de Berne, marathon de Tenero, semi-marathon de Campione.

Exemples à l'étranger : marathons de Lyon, Turin, Naples, Cesane Boscone, semi-marathon de l'Humanité, course de Marjevols-Mende.

 Entre ces deux extrêmes, il existe des nuances : certaines épreuves accordent l'égalité des primes pour les trois premiers rangs, les montants étant ensuite plus bas pour les femmes ; d'autres attribuent des primes moins élevées pour les femmes mais récompensent le même nombre de personnes dans les deux catégories.

Exemples en Suisse : 20 km de Lausanne, semi-marathon de Tenero, marathon de Bâle.

Exemples à l'étranger : marathon de Berlin, marathon de Marseille, marathon de La Rochelle, marathon d'Istanbul.

 

Les raisons invoquées pour justifier l'inégalité des primes hommes-femmes

 Les arguments le plus fréquemment avancés pour justifier le fait que les femmes reçoivent des primes inférieures sont au nombre de trois :

 Premier argument :

-         Les femmes sont moins rapides que les hommes: le record mondial est de 2 :20 :43 chez les femmes (établi en 1999) et de 2 :05 :42 chez les hommes (1999 également).

 Deuxième argument:

-         Les femmes sont beaucoup moins nombreuses à participer que les hommes, ce qui signifie que la concurrence est moins forte dans leur catégorie. Par conséquent, il est « plus facile » pour une femme d'arriver dans les dix premières (par exemple) que pour un homme de se classer parmi les dix premiers.

 Troisième argument:

-         L'inégalité des primes est justifiée par des impératifs économiques (« business is business »)

 En fait, tous les arguments invoqués ont été trouvés à posteriori. Ils servent à justifier la situation, mais ne la motive pas. L'organisateur du marathon de Reims, qui a décidé en 1999 d'introduire l'égalité des primes pour les deux sexes, le démontre bien quand il dit : « En fait, on n'avait jamais vraiment réfléchi à ça (la raison pour laquelle les primes étaient inégales) ». Cette décision a été prise, explique-t-il, « parce qu'on a senti le vent tourner » ' allusion à l'impopularité grandissante des inégalités de traitement. Il faut dire qu'on l'y avait aussi un peu poussé: une plainte avait été déposée l'année précédente en raison de l'inégalité des primes hommes/femmes et français/étrangers. L'organisateur a préféré donner satisfaction au plaignant avant d'arriver au tribunal (voir ci-après « Le procès de Reims »).

 

Les contre-arguments

 Réponse au premier argument cité (les hommes sont plus rapides que les femmes):

-         L'idée selon laquelle il est juste que l'homme reçoive davantage parce qu'il court plus vite implique une dépréciation de la femme en raison de son sexe. Les femmes ne possèdent pas le potentiel musculaire des hommes. Si les records masculins et féminins ne sont pas égaux en chiffres absolus, du moins pourrait-on espérer qu'ils soient considérés de valeur équivalente. Or, l'inégalité des primes signifie clairement que la performance masculine a plus de valeur que la performance féminine.

 Réponses au deuxième argument cité (les femmes sont moins nombreuses) :

-         Le fait que les femmes soient moins nombreuses que les hommes peut éventuellement justifier la rétribution d'un moins grand nombre d'athlètes dans leur catégorie (les 50 premiers et les 25 premières, par exemple), mais cela ne justifie pas l'inégalité des montants.

-         S'il est « plus facile » pour une femme de bien se classer du fait de la moindre concurrence dans sa catégorie, ceci ne joue que pour les coureuses qui sont très fortes, car il n'est pas plus facile pour une femme de courir en 2 :25 que pour un homme de courir en 2 :10. On peut même soutenir le raisonnement opposé, à savoir qu'il est « plus facile » pour les hommes de niveau amateur de finir classé, car le temps limite pour franchir la ligne d'arrivée ' le plus souvent 5 ou 6 heures ' privilégie nettement les hommes : en effet, s'il est tout à fait honorable pour une femme de niveau amateur de terminer en 4 heures, ce n'est pas le cas pour un coureur amateur. On pourrait même s'étonner qu'il n'existe pas un temps limite différent pour les hommes et les femmes (voire note 1 en fin de texte).

-         Les femmes ont été interdites de courses populaires et de marathon olympique jusqu'à un passé relativement récent (J.O. 1984). Sachant qu'elles ont été interdites de compétition pendant si longtemps, il est extrêmement cruel de dire, aujourd'hui, qu'elles ne méritent pas les mêmes primes que les hommes parce qu'elles sont moins nombreuses qu'eux.

 Réponse au troisième argument cité (l'inégalité des primes est justifiée par des impératifs économiques) :

-         Le dopage aussi est imputable aux enjeux financiers du sport. D'ailleurs, jusqu'en 1983, les Etats-Unis et le Canada ont refusé de mener des campagnes contre le dopage sous prétexte qu'il s'agissait de « manifestations contraire à l'esprit de libre entreprise ». En fin de compte, les personnes qui utilisent l'argument des règles économiques ne font que dresser un constat d'échec.

 Relevons que l'organisateur du marathon de Lausanne, interrogé sur les raisons pour lesquelles les primes d'arrivée sont inégales entre les deux sexes dans son épreuve, a répondu: 'Il n'y a pas de raisons. C'est un choix. Il y a des marathons qui investissent davantage sur les hommes que sur les femmes, chacun axe sa course selon son choix '. Fait piquant, la promotion du marathon de Lausanne n'est pas assurée par un homme, mais par une femme, la française d'origine russe Irina Kasakova, gagnante à plusieurs reprises : c'est elle qui figure notamment sur l'affiche officielle, les dépliants et le site internet de l'épreuve.

 

  Le lien entre primes d'arrivée et performances

 Comme indiqué plus haut, certains affirment que les femmes méritent des primes d'arrivée plus basses parce que leurs performances sont moins bonnes que celles des hommes. Dans un bon nombre de marathons, en effet, l'écart entre la première et la cinquième femme est plus important que l'écart entre le premier et le cinquième homme (note 2).

Cependant, cette baisse plus rapide des performances au fil du classement n'est pas observée dans les marathons exclusivement féminins où, très souvent, les six premières arrivent en 2 :30 ! (note 3). La raison n'est pas due à un éventuel effet néfaste de la mixité sur les femmes, mais au fait que les marathons féminins accordent des primes de départ importantes (non communiquées) aux athlètes invitées. Le lien entre primes et performances est si évident que l'organisateur du marathon de Lausanne a décidé une année d'introduire des primes égales « afin d'avoir un record féminin de l'épreuve ». Ce qui fut obtenu l'année en question ! L'inégalité des primes fut aussitôt réintroduite pour les éditions suivantes.

On peut donc raisonner de deux manières:

-         les performances des femmes sont inférieures à celles des hommes = elles méritent des primes moindres ;

-         les performances des femmes sont inférieures à celles des hommes = il faut augmenter leurs primes pour obtenir de meilleures performances.

Il est intéressant de constater que, dans le débat sur la domination des Africains dans la course à pied, les hommes adoptent un raisonnement contraire à celui qu'ils ont avec les femmes: l'utilité, voire la nécessité, de primes d'incitation pour favoriser la participation des Blancs n'est pratiquement jamais contestée. C'est-à-dire que la domination des Kenyans et des Ethiopiens est considérée comme justifiant l'attribution de primes d'incitation pour les Blancs, alors que la supériorité physique des hommes est considérée comme justifiant l'attribution de primes plus basses pour les femmes.

Cette logique paraît si naturelle qu'une quantité d'organisateurs subordonnent des primes d'arrivée à la possession de la nationalité du pays de l'épreuve (marathon de Turin, Kerzerslauf en Suisse). Il s'agit officiellement de favoriser les athlètes « du terroir ». Cette pratique a valu une condamnation à l'organisateur du marathon de Reims en 1999, dans le cadre de la plainte mentionnée plus haut. Le tribunal a estimé en revanche que l'inégalité des primes hommes/femmes n'était pas sexiste.

 

   La véritable explication: le maintien de l'honneur masculin?

 Dans une société patriarcale, l'égalité entre les sexes est déjà réalisée lorsque les hommes occupent un rang légèrement supérieur par rapport aux femmes : appliquer l'égalité effective reviendrait à introduire un préjudice envers les hommes. Les femmes qui ont connu l'interdiction de participer aux courses populaires rapportent avoir fréquemment vu des hommes manifester de la colère lorsqu'ils se faisaient dépasser par une femme ; si cette réaction est rare de nos jours (peut-être est-elle intériorisée ?), il n'est pas interdit de penser que l'attribution de primes plus importantes pour les hommes soit un moyen de « sauver l'honneur ».

La supériorité physique de l'homme sur la femme en tant que constituant de la virilité (identité masculine) représente un handicap majeur à la reconnaissance de l'équivalence des performances masculines et féminines.

 

  Ce qu'en pensent les marathoniennes professionnelles

 Certaines grandes coureuses (Elana Meyer, Chantal Dallenbach), affirment refuser de participer aux marathons dont les primes d'arrivée ne sont pas égales, mais la réponse de Robert Bruchez, organisateur du marathon de Lausanne, est sereine: « Je les connais (celles qui boycottent) et elles ne m'intéressent pas. De toute façon, on arrive toujours à attirer du monde ».  Un certain nombre de femmes pensent qu'un militantisme apparent nuirait à leur réputation. D'autres, comme Lornah Kiplagat, affirment que la situation  « n'est pas juste » , mais leur priorité en tant qu'athlètes est la rapidité du tracé (elles choisissent donc leurs courses en conséquence). Franziska Rochat-Moser dit simplement: « On choisit son marathon ». Puis : « J'ignorais que le marathon de Lausanne n'attribuait pas l'égalité des primes. J'ai participé à la première édition, en 1993. A l'époque, il n'y avait pas de primes. Si c'est vrai que les montants attribués aux femmes sont inférieurs, c'est vraiment mal fait. De toute façon, à mon avis, ils ne pourront pas continuer longtemps comme ça. Aujourd'hui, la tendance dans les grands marathons est d'attribuer les mêmes primes aux deux sexes ». Irina Kazakova, qui aurait négocié un contrat avec l'organisateur du marathon de Lausanne pour la promotion de l'épreuve, n'a pas répondu à nos questions concernant les primes d'arrivée.

 (...) Bien que les hommes soient tout à fait conscients de leurs avantages constitutifs (taux de graisse corporel naturellement plus bas et musculature plus dense), il est très rare de les voir évoquer ce point dans la discussion concernant les primes d'arrivée. Pourtant, on pourrait très bien se demander si la distance de 42 km représente le même effort pour un homme et pour une femme ' tout comme on pourrait se demander, par exemple, si le fait de soulever un haltère de 50 kg constitue une performance équivalente pour l'un et l'autre sexe. Une étude norvégienne effectuée sur des sportifs d'élite a montré que « le programme d'entraînement des femmes au cours des deux mois précédant le marathon comprenait presque deux fois plus de kilomètres que celui des hommes. Le meilleur état d'entraînement des femmes a été vérifié par les mesures sur la VO2 max » (Sex differences in performance-matched marathon runners, European Journal of Applied Physiology, 61 :433-439, 1990).

Beaucoup d'hommes en viennent à la conclusion que la suppression de la mixité pourrait constituer une solution à la question des primes d'arrivée. Il est difficile de trouver des femmes qui partagent cet avis.

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