Tracé au sud de la ville, le
tracé du marathon était parfaitement plat bien entendu, c'était une
sorte de ruban qui serpentait le long du cours d'eau Amstel et de ses
digues, et se terminait aux deux extrémités par une boucle. Le
jour du départ couru sous une température clémente, ils sont 69 à se
présenter, ils ne pouvaient alors pas être plus de quatre par équipe
nationale. Les français quand à eux ne font pas parti des favoris, on
ne leur donne même aucune chance, ainsi Marcel Denis, Jean Gérault,
Guillaume Tell (eh oui) et Abdel Baghinel El Ouafi n'ont visiblement pas
beaucoup de chance de l'emporter. Découvert en Algérie où il est né
en 1898, alors qu'il effectue son service militaire au 25ième régiment
des tirailleurs , et installé depuis 5 ans en métropole. Son goût
pour les épreuves sportives et ses résultats en cross ont amené son
supérieur, le lieutenant Vaquier, à l'envoyer à Paris en 1923 à 24
ans pour y défendre les couleurs de son régiment dans une compétition
militaire. Son bon caractère et sa gentillesse le font rapidement
apprécier de ses camarades. Ses résultats lui permettent de participer
aux épreuves de sélection pour les JO de Paris. Au marathon il
réussit une belle course terminant 7ièms en 2h54'19", à moins de
13 minutes du vainqueur, le Finlandais Stenroos. Licencié au CASG puis
au club Olympique de Billancourt, il court pour son club, avec des
fortunes diverses, et se consacre à son métier de décolleteur
aux usines Renault. D'une grande discrétion, El Ouafi se prépare en
1928 pour les jeux d'Amsterdam sous la direction de Louis Corlet. Le 8
juillet il dispute la classique Paris-Melun qu'il remporte haut la main,
le voilà de nouveau sélectionné pour les JO, cette fois sous les
couleurs françaises.
La course.
très rapidement c'est le japonais Yamada,
grand animateur de la course, qui va prendre la tête d'un petit groupe
qui se détache. El Ouafi, en compagnie de Tell, suivra un moment ce
groupe, avant de se faire décramponner, choisissant une course plus
sage et n'étant pas capable de suivre le rythme imposé. El Ouafi avec
sa foulée courte est surtout un grand endurant et il n'a pas supporté
ce départ rapide. Au 10ième km il est 20ième avec 2'30" de
retard sur les premiers. Mais devant 6 hommes se détachent, on y trouve
les japonais Yamada et Ishida, les Finlandais Martellin et Laaksonen,
l'américain Joe Ray et le canadien Bricker. L'entente ne règne pas, et
c'est ce qui va perdre ce groupe. Yamada notamment a des fourmis dans
les jambes, il se méfie de son compatriote, au 25ième km, il décide
d'attaquer d'une petite foulée puissante et rasante. Les prétendants
au titre s'accrochent, tentent de conserver Yamada en point de mire,
puis s'éssoufflent. Yamada lui même commence à accuser le coup.
Alors, El Ouafi, serein, remonte avec une belle régularité tous ces
coureurs présomptueux, épuisés, incapables de réagir quand le
français les passe.
Au 32ième km, continuant sur sa lancée à
la même cadence, El Ouafi est troisième, mais Ray et Yamada qui se
trouvent devant lui faiblissent à leur tour. A 5500m de l'arrivée,
l'américain est à sa hauteur, il le lâche irrémédiablement, puis
300m plus loin il double le japonais qui lui lance un regard de
détresse mais ne peut réagir. Au stade olympique, Alfred Spitzer,
l'entraîneur français de demi fond, demande au perchiste Robert
Vintouski d'aller aux nouvelles en joignant le dernier ravitaillement.
Il "emprunte" la première bicyclette abandonnée par son
propriétaire et file vers le dernier poste de rafraîchissement à 5km
de l'arrivée, et là il n'en croit pas ses yeux de voir El Ouafi seul
en tête. S'approchant de la table où sont disposés les verres, il
serre rapidement la main du coureur pour lui donner quelques pastilles
Vichy qu'El Ouafi avale avec de l'eau. " Vas-y et merde!!" lui
crie-t-il!! car la partie n'est pas encore gagnée, en effet il ne faut
pas oublier le Chilien Plazza qui lui aussi vient de faire une
fantastique remontée et revient à quelques mètres du français. Mais
son effort a été trop violent et dans les 1500 derniers mètres El
Ouafi se détache et file vers la victoire, il traversera la ligne
d'arrivée avec 26" d'avance sur le chilien. Le Finlandais
Martellin sera troisième avec 2' et 5" de retard, connaissant sa
première défaite en 5 marathons.
El Ouafi sombre dans la misère.
El Ouafi est champion olympique de marathon,
cet ouvrier a du mal à le croire, malgré sa discrétion il sort
malgré lui de l'ombre où il va malheureusement vite retourner comme
nous allons le voir. Aux vestiaires, il appelle son ami Robert Vintouski
et, avec simplicité, lui offre sans un mot son maillot frappé du coq.
Après sa victoire, une tournée de six mois
aux Etats-Unis lui rapporte un peu d'argent: "je ne sais pas si
vous vous rendez compte ce que ça représentait pour moi, un manoeuvre
des usines Renault, d'aller en Amérique! c'est beau vous savez
l'Amérique! les gens étaient très gentils avec moi: je battais leurs
champions, ils me demandaient des autographes" s'émerveillait-il.
Quand il revint des Etats-unis, il avait 20000 francs en poche, c'était
peu mais assez pour faire de lui un coureur professionnel, on le
disqualifia donc: "vous vous êtes rejetés hors de la communauté
sportive" s'entendra-t-il dire au comité olympique français.Ses
malheurs ne faisaient cependant que commencer, ayant acheté en
copopriété un petit café du côté de la gare d'Austerlitz, il se
laissa dépouiller de son maigre bien par son associé. trop gentil,
trop crédule, El Ouafi!! un mouton bon pour des tontes répétées qui
n'eut bientôt plus le moindre sou, ni le moindre travail. Alors
commença un autre voyage marqué par les étapes de la déchéance:
d'ouvrier spécialisé, il devint manoeuvre, puis chômeur et enfin
clochard.
Le triomphe d'Alain Mimoun à Melbourne en
1956 le fit enfin sortir de l'ombre. La France sportive découvrit alors
avec un vague sentiment de culpabilité un vieux monsieur de 57 ans,
chauve, édenté, bouffi et les mains boursouflées, qui quêtait sa
pitance dans l'écuelle d'une belle soeur charitable. Transformé
en épave et en poivrot, il avait cessé de sourire. Malade, donné pour
mort deux mois plus tôt, il n'en finissait pas de ressasser les
souvenirs hachés de sa victoire olympique: " ça ne fait rien si
les français ne pensent plus à moi...je les aime....je sais que j'ai
fait quelque chose d'utile en remportant ce marathon.... Je ne veux pas
que mes voisins me voient mal habillé et fauché.... Cela ne ferait pas
bien pour un champion olympique..... Je ne sais pas ce que je vais
devenir....Je n'ai pas un sou de côté... J'aurais sans doute du mal à
mourir proprement."
Une courte lettre de l'athlétisme français
où on proposait à El Ouafi de le "dépanner momentanément"
vint le sortir de cette longue amnésie. Mimoun quand à lui à son
retour de Melbourne fut plus prompt à réagir, bénéficiant d'une
souscription lancée par le journal "l'équipe", il pria à
son retour de remettre 50000 francs à El Ouafi. "je veux exprimer
à mon tour ma reconnaissance à un ancien grand champion,
malheureusement dans le besoin aujourd'hui". Malgré cela, il meurt
le 18 octobre 1959, dans la misère, à la suite d'une fusillade du FLN
dans un café de st Denis. Fier d'être un ancien militaire français,
il n'avait pas voulu cotiser et participer à la propagande
révolutionnaire des fellaghas à Paris. |